
Document : Ernst Jünger, Orages d’acier, 1920.
A dix heures, un homme de liaison nous transmit l'ordre de nous mettre en route pour la première ligne. Un animal sauvage qu'on traîne hors de sa tanière, un marin qui voit s'abîmer sous ses pieds la planche de salut, doivent ressentir à peu près ce que nous éprouvâmes quand nous dûmes dire adieu à l'abri sûr et tiède pour sortir dans la nuit inhospitalière.
[...] L'aiguille avançait toujours; nous comptâmes les dernières minutes. Enfin, elle atteignit cinq heures cinq. L'ouragan éclata.
[...] Le jour s'était levé. Derrière nous, l'énorme vacarme ne faisait que croître, bien qu'une aggravation parût impossible. Devant nous, une muraille de fumée, de poussière et de gaz, impénétrable au regard, s'était dressée. Des inconnus couraient à travers la tranchée, nous hurlant à l'oreille des interjections joyeuses. Fantassins et artilleurs, sapeurs et téléphonistes, Prussiens et Bavarois, officiers et hommes de troupe, tous étaient subjugués par la violence élémentaire de cet ouragan igné et brûlaient de monter à l'assaut, à neuf heures quarante. [...]
Je me tenais devant mon terrier avec Sprenger, la montre en main, et attendais le grand moment. [...] Sprenger et moi escaladâmes donc le parapet, quelques minutes plus tard, suivis des hommes.
«On va leur montrer maintenant de quoi la 7e est capable! - Maintenant, je me fiche de tout! - Vengeance pour la 7e! - Vengeance pour le capitaine von Brixen12 !» Nous sortîmes nos pistolets et franchîmes nos barbelés, à travers lesquels les premiers blessés se traînaient déjà vers l'arrière.
[...] La fureur montait maintenant comme un orage. Des milliers d'hommes avaient déjà dû tomber. On en avait la sensation: les brouillards rouges étaient traversés de souffles spectraux. Le feu avait beau se poursuivre: il semblait retomber, comme s'il perdait sa force.
Le capitaine a été tué quelques minutes plus tôt par un tir d’obus qui, selon Jünger, l’a réduit en lambeaux.
Le no man's land grouillait d'assaillants qui, soit isolément, soit par petits paquets, soit en masses compactes, marchaient vers le rideau embrasé. Ils ne couraient pas, ni ne se planquaient quand les immenses panaches s'élevaient au milieu d'eux. Pesamment, mais irrésistiblement, ils marchaient vers la ligne ennemie. Il semblait qu'ils eussent cessé d'être vulnérables.
Le grand moment était venu. Le barrage roulant s'approchait des premières tranchées. Nous nous mîmes en marche.
[...] nous avançâmes, une fureur guerrière s'empara de nous, comme si, de très loin, se déversait en nous la force de l'assaut. Elle arrivait avec tant de vigueur qu'un sentiment de bonheur, de sérénité me saisit. L'immense volonté de destruction qui pesait sur ce champ de mort se concentrait dans les cerveaux, les plongeant dans une brume rouge. Sanglotant, balbutiant, nous nous lancions des phrases sans suite, et un spectateur non prévenu aurait peut-être imaginé que nous succombions sous l'excès du bonheur.
[...]